Enfant divin

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Le problème du PUER AETERNUS 1ière conférence

par Von Franz Marie-Louise

MARIE LOUISE VON FRANZ

« LE PROBLEME DU PUER AETERNUS »

Traduction de la 3ème édition : « The Problem of the Puer Aeternus » (2000 ). Inner City Books. Toronto (1ère édition : 1970).

(Traduction par C Poelmans)

1ère Conférence

Puer Aeternus est le nom d’un dieu de l’Antiquité. Ces mots eux-mêmes sont cités par Ovide dans les Métamorphoses et s’appliquent dans ce cas au dieu-enfant des mystères d’Eleusis. Ovide parle du dieu-enfant Iacchus, comme d’un puer aeternus et fait l’éloge de son rôle dans ces mystères. Plus tard, le dieu-enfant fut identifié à Dionysos ainsi qu’à Éros. Il représente la jeunesse divine née dans la nuit dans le mystère d’Eleusis, mystère typique du culte de la mère dans lequel il est une sorte de rédempteur. Il est un dieu de la végétation et de la résurrection, le dieu de la jeunesse divine, correspondant chez les dieux des traditions orientales à Tammuz, Attis et Adonis. L’expression puer aeternus signifie donc jeunesse éternelle, mais nous l’utilisons aussi parfois pour nommer un certain type de jeune homme qui a un extraordinaire complexe maternel et qui par conséquent se comporte de manière très typée et que j’aimerais décrire comme suit.

En général, l’homme identifié à cet archétype du puer aeternus reste trop longtemps dans la psychologie de l’adolescence ; c’est-à-dire que toutes les caractéristiques qui sont normales chez un jeune de 17 ou 18 ans restent présentes plus tard dans la vie, associées dans la plupart des cas à une trop grande dépendance à la mère. Les deux troubles typiques d’un homme qui a un complexe maternel exacerbé sont, comme Jung le fait remarquer, l’homosexualité et le Don Juanisme. Dans le premier cas, la libido hétérosexuelle reste attachée à la mère, qui reste réellement le seul objet aimé, ceci ayant comme conséquence que la sexualité ne peut être vécue avec une autre femme. Cela ferait de celle-ci une rivale de la mère. En conséquence les besoins sexuels ne sont satisfaits qu’avec une personne du même sexe. Généralement ces hommes manquent de masculinité et la recherchent chez leur partenaire.

Poussin Nicolas
Écho et Narcisse XVII siècle

Dans le Don Juanisme on trouve une autre forme typique de ce même trouble du complexe maternel. Dans ce cas-ci, l’image de la mère - l’image de la mère parfaite, sans failles, prête à tout donner à un homme - est recherchée auprès de chaque femme. Le puer aeternus est à la recherche d’une déesse mère, de telle sorte qu’à chaque fois qu’il est fasciné par une femme il en vient, plus tard, à découvrir qu’elle est un être humain ordinaire. Une fois établie une relation intime avec elle, la fascination s’évanouit. L’homme s’éloigne, déçu, et la projection de cette image idéalisée se renouvellera de femme en femme. Il attend éternellement l’arrivée de la femme maternante qui l’enveloppera de ses bras et satisfera chacun de ses besoins. Ceci s’accompagne souvent de l’attitude romantique de l’adolescent. Il existe généralement une grande difficulté à s’adapter aux situations sociales et, dans certains cas, une sorte de faux individualisme, à savoir le sentiment d’être quelque chose de spécial, de ne pas avoir à s’adapter car, quand on possède un tel génie caché, on ne doit pas y être contraint, etc... Il s’y ajoute une attitude arrogante envers les autres, due à un complexe d’infériorité autant qu’à un faux sentiment de supériorité. De tels êtres ont le plus souvent beaucoup de difficultés à trouver le type de travail qui leur convienne, car, quoi qu’ils fassent, ce n’est jamais assez bon ou tout à fait conforme à ce qu’ils voulaient. Il y a toujours « un cheveu dans la soupe ». La femme n’est jamais tout à fait la bonne ; elle est agréable comme copine mais -. Il y a toujours un « mais... » qui empêche le mariage ou quelque engagement ferme que ce soit.

Tout cela conduit à une forme de névrose que H.G. Baynes a décrite comme « vie provisoire », c’est-à-dire cette attitude et ce sentiment étrange que l’on ne serait pas encore dans la vraie vie. Pour l’instant, on fait ceci ou cela, mais qu’il soit question d’une femme ou d’un travail, ce n’est pas encore ce que l’on veut vraiment, le fantasme demeure toujours qu’à un moment, dans le futur, le « vrai truc » (« The real thing ») se présentera. Si cette attitude se prolonge, cela signifie un refus intérieur constant de s’engager dans le présent. Souvent, dans ce contexte, on retrouve de façon plus ou moins marquée, un complexe du sauveur, ou un complexe du Messie, accompagné de la pensée secrète qu’un jour on sera à même de sauver le monde : qu’on trouvera le fin mot en philosophie , en religion, en politique, en art ou dans quelqu’autre matière que ce soit. Parfois, cela peut aller jusqu’à une mégalomanie pathologique typique. D’autres fois, on peut en retrouver des traces mineures dans l’idée que « son heure n’est pas encore arrivée ».La crainte permanente de ce genre d’hommes est de se sentir lié à quoi que ce soit. Il y a une peur terrible d’être « épinglé »( ndt : « pinned down » : épinglé comme un papillon), d’entrer complètement dans le temps et l’espace, et de devenir l’être humain singulier que l’on est. La peur d’être pris dans une situation de laquelle il serait impossible de s’échapper à nouveau est toujours présente. De telles situations sont pour eux l’enfer. En même temps, ils sont pris dans une fascination hautement symbolique pour les sports dangereux - particulièrement les sport aériens et l’alpinisme - comme s’ils voulaient aller le plus haut possible. Le symbolisme est de fuir la réalité, la terre, la vie ordinaire. Si ce genre de complexe est très prononcé, de tels hommes meurent jeunes dans des accidents d’avion ou d’alpinisme.

Ils détestent généralement les sports qui requièrent de la patience et un long entraînement, car le puer aeternus, dans le sens négatif du terme, est habituellement impatient de nature, de telle sorte que ces sports ne l’attirent pas. Je connais un jeune homme, l’exemple classique du puer aeternus, qui faisait énormément d’alpinisme mais détestait tant porter un sac à dos qu’il préférait s’entraîner à dormir dans la pluie ou la neige et se couvrir d’un vêtement de pluie de soie. A l’aide d’une respiration de Yoga, il arrivait à dormir à l’extérieur. Il s’était entraîné aussi à se débrouiller pratiquement sans nourriture, simplement pour n’avoir à porter aucun poids. Il erra pendant des années à travers toutes les montagnes d’Europe et des autres continents, dormant sous les arbres ou dans la neige. Il vécut, d’une certaine manière, une existence héroïque, uniquement afin de ne pas être obligé à aller dans une cabane ou à porter un sac à dos. On pourrait dire que ce comportement avait une dimension symbolique car ce genre de jeune homme, dans la réalité, ne veut se charger d’aucun poids. Ce qu’il refuse absolument c’est toute prise de responsabilité quelle qu’elle soit, ou d’avoir à porter le poids d’une situation.

En général, la qualité positive de tels jeunes c’est qu’ils présentent une certaine forme de spiritualité qui leur vient de leur relative proximité avec l’inconscient. Nombre d’entre eux ont le charme de la jeunesse et les qualités pétillantes du champagne. Les pueri aeterni sont des personnes avec qui il est généralement très agréable de parler. Ils ont d’habitude des sujets fort intéressants à aborder et ont un effet stimulant sur leur entourage. Ils n’aiment pas les situations conventionnelles : ils posent des questions profondes et vont droit à la vérité. Habituellement, ils sont à la recherche d’une religion pure, une quête typique des jeunes gens à la fin de leur adolescence. Généralement, le charme de la jeunesse du puer aeternus se prolonge à travers les étapes plus tardives de la vie. Mais il y a un autre type de puer qui ne présente pas le charme de la jeunesse éternelle, et duquel l’archétype de la jeunesse divine ne rayonne pas. Celui-ci vit au contraire dans un brouillard paresseux permanent, ce qui est aussi typique des traits de l’adolescent : le jeune encombré de longues jambes, endormi, indiscipliné, son esprit vagabondant au hasard, sur la tête duquel on a parfois envie de verser un seau d’eau froide. Ce brouillard paresseux n’est qu’une façade car si vous pouvez pénétrer derrière cet aspect superficiel, vous découvrirez une riche vie fantasmatique.

Ceci était un court résumé des traits principaux de certains jeunes hommes pris dans le complexe maternel et en cela identifiés à l’archétype du puer. J’ai surtout donné une image négative de ces personnes parce que c’est ce à quoi elles ressemblent en apparence, mais, comme vous allez le voir, nous n’avons pas expliqué ce qui se passe vraiment. La question qui oriente ma conférence est de comprendre pourquoi le problème de ce type - du jeune homme attaché à sa mère - est devenu si répandu à notre époque. Comme vous le savez, l’homosexualité - je ne pense pas que le Don Juanisme soit si répandu - est de plus en plus courante : même les adolescents sont impliqués. Il me semble que le problème du puer aeternus devient de plus en plus actuel. Sans doute les mères ont-elles toujours cherché à garder leurs fils dans le nid, et certains fils ont-ils toujours eu des difficultés à se libérer préférant continuer à jouir des plaisirs du nid. Mais on ne voit pas vraiment pourquoi ce problème, en soi assez commun, deviendrait maintenant le problème de notre temps. Je pense que c’est la question essentielle que nous devons nous poser car elle touche à un niveau plus large et plus profond alors que le reste va plus ou moins de soi. Un homme qui a un complexe maternel devra toujours se battre contre ses tendances à devenir un puer aeternus. On pourrait se demander quelle serait la solution. Si un homme présente un complexe maternel, c’est quelque chose qui s’impose à lui sans qu’il l’ait voulu. Mais en supposant qu’il fasse un jour cette découverte, que peut-il y faire ?

Dans « Métamorphoses de l’âme et ses symboles » Jung parla d’un traitement - le travail - et après avoir dit cela, hésita un moment pensant : « est-ce vraiment aussi simple que cela ? Serait-ce cela le seul traitement ? Puis-je le présenter de cette manière-là ? » Mais le mot « travail » est le seul mot désagréable qu’aucun puer aeternus n’aime entendre, et Jung en vint à la conclusion qu’il s’agissait bien de la bonne réponse. Ma propre expérience m’a permis de constater que si un homme s’extrait de ce type de névrose de la jeunesse, c’est bien par le travail. Il peut y avoir cependant une mauvaise compréhension de cette association car le puer aeternus est capable de travailler, comme le peuvent les primitifs ou les gens qui présentent un complexe du moi affaibli, lorsqu’ils sont fascinés ou dans un état de grand enthousiasme. Alors il peut travailler 24 heures d’affilée ou parfois plus, jusqu’à l’épuisement. Mais ce qu’il ne peut pas faire, c’est aller travailler par une morne journée pluvieuse, quand le travail est ennuyeux et que l’on doit se faire violence pour y aller ; c’est la seule chose que le puer aeternus ne peut généralement pas gérer et qu’il cherchera à éviter en trouvant mille excuses. Et l’analyse d’un puer aeternus en arrive toujours tôt ou tard à ce problème, et c’est seulement quand le moi s’est suffisamment renforcé que le problème peut être vaincu et qu’il y a une possibilité de se fixer au travail. Naturellement, bien que l’on connaisse le but, chaque cas est différent. Personnellement, je n’ai jamais vraiment trouvé très thérapeutique de prêcher aux gens qu’ils devraient travailler, car ils vont simplement se fâcher et partir.

Dans mon expérience jusqu’à présent, j’ai pu constater que l’inconscient essaye habituellement de produire un compromis, à savoir qu’il indique le domaine dans lequel on trouverait un certain enthousiasme et où l’énergie psychique s’écoulerait naturellement, car c’est bien sûr plus facile de se forcer à travailler dans la direction choisie par l’instinct. Ce n’est pas vraiment aussi difficile que de travailler tout à fait à contre-courant de votre propre flux énergétique. Ainsi, il est préférable d’attendre un peu afin de localiser le flux naturel d’énergie et d’intérêts et de tenter d’inviter l’homme à travailler dans ce domaine. Mais dans n’importe quel travail il vient toujours un moment où l’on doit affronter la routine. Tout travail, même créatif, contient une certaine quantité de routine ennuyeuse, et c’est là où on voit le puer aeternus s’enfuir et arriver à la conclusion à nouveau que « ce n’est pas ça ! » Dans de tels moments, s’il est soutenu par l’inconscient, on voit alors apparaître généralement des rêves qui mettent en scène une situation où il faut dépasser un obstacle et si celui-ci est dépassé alors la bataille est gagnée.

De manière à pénétrer plus profondément à l’arrière-plan du problème, je voudrais d’abord interpréter Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry car il éclaire magistralement la situation. Cet homme comme vous le savez mourut pendant la dernière guerre dans un accident d’avion. Il présente tous les traits typiques du puer aeternus. Cependant, ceci ne diminue en rien ses qualités de grand écrivain et poète. Sa vie est difficile à retracer, ce qui en soi est déjà typique, car quand vous essayez de suivre l’histoire d’un puer aeternus vous pouvez seulement récolter quelques faits ici et là car, comme vous pouvez déjà vous en rendre compte, le puer aeternus ne touche jamais vraiment la terre. Il ne s’engage jamais tout à fait dans aucune situation banale mais plane au-dessus de la terre , se posant de ci de là, de telle sorte que l’on doit suivre ses traces là où il y en a.

Saint-Exupéry est issu d’une vieille famille aristocratique française et a grandi dans une belle maison de campagne avec son atmosphère traditionnelle. Il choisit de devenir aviateur professionnel et travailla pendant un certain temps comme pilote pour la Compagnie Aéropostale, qui assurait un service entre l’Europe et l’Amérique du Sud. Vers 1929, il vola sur la ligne Toulouse-Dakar-Buenos Aires, et collabora à l’établissement de nouvelles lignes en Amérique du Sud. Plus tard, il fut pendant longtemps responsable d’un aérodrome complètement isolé dans le désert Nord Africain - Cap Julie. Sa principale fonction là-bas était de sauver d’une mort certaine les pilotes qui s’écrasaient dans le désert ou de leur éviter d’être capturés par les tribus rebelles Arabes. C’était le genre de vie qu’un tel type d’homme apprécierait, et Saint-Exupéry préféra ce poste isolé dans le désert à toute autre fonction. En 1939, au début de la guerre, il combattit pour la France comme capitaine de la Force aérienne. Après l’effondrement de la France, il avait eu l’intention de fuir en Egypte, mais, il dut abandonner ce projet pour des raisons techniques. Il fut donc démobilisé et partit à New York où il termina son livre « Vol à Arras ».

Quand, plus tard, les Alliés reprirent pied en Afrique il voulut rejoindre la Force aérienne et , bien qu’il fut refusé à cause de son âge, il usa de toutes les ruses et combines imaginables pour pouvoir voler à nouveau. En juillet 1944, après avoir quitté Alger pour un vol de reconnaissance au-dessus de la France, il disparut sans laisser de traces ni de son avion ni de lui-même. Plus tard - peu de temps après la fin de la guerre - un jeune allemand rapporta qu’il avait probablement été abattu au-dessus de la mer par un Fokker-Wolff allemand. Un homme dit qu’un avion français parmi un groupe de sept, avait été abattu au-dessus de la Méditerranée, et de par les indications données il se serait agi de l’avion de Saint-Exupéry.

Le mariage de Saint-Exupéry ne fut pas heureux. Sa femme semble avoir été une personne difficile et capricieuse, et il ne restait habituellement pas avec elle plus d’une semaine ou deux. Quand il n’était pas autorisé à voler, il déprimait et devenait irritable faisant les cent pas dans son appartement du matin au soir, désespéré et irrité. Mais dès qu’il pouvait voler il redevenait à nouveau lui-même et se sentait bien. Quand il devait rester au sol et auprès de sa femme, ou bien se tenir à toute autre situation, il retombait dans ces mauvaises humeurs, de telle sorte qu’il essayait toujours de voler. Ses autres livres montrent combien il était préoccupé par les problèmes contemporains et par une weltanschauung de notre époque. Ceux d’entre vous qui les ont lus auront remarqué que, comme beaucoup de Français, et spécialement ceux de la noblesse française, il avait un peu de cette psychologie Nazie. Les Français sont des Francs, c’est quelque chose que l’on oublie facilement du fait qu’ils détestent tant les Allemands, mais les couches supérieures de la société française sont souvent d’origine allemande, des Allemands immigrés en France il n’y a pas si longtemps. D’un point de vue historique et donc plus particulièrement dans les cercles militaires ainsi que parmi la noblesse, ils ont une certaine affinité avec la mentalité prussienne. On retrouve indéniablement cela dans les personnages des romans de Saint Exupéry : par exemple, chez Rivière, où il essaye de décrire le personnage du Führer, un homme froid qui envoie ses jeunes pilotes à la mort au nom d’une cause supérieure. Ceci dépeint juste une partie du décor local de son milieu et ce n’est pas très pertinent pour son problème plus profond, qui est une recherche de - ? Mais que recherche-t-il ? C’est une question à laquelle je ne répondrai pas maintenant, mais nous essayerons d’y trouver une réponse ensemble.

Un de ses travaux les plus connus c’est, comme vous le savez, Le Petit Prince qui eut un succès phénoménal et que beaucoup de gens adorent et considèrent comme leur Bible. Mais lorsque l’on parle avec eux de ce livre, ils adoptent une attitude légèrement provocante, insistant sur le fait qu’ils pensent que c’est un livre merveilleux. J’ai beaucoup réfléchi à cette attitude provocante et je pense que la seule explication à cela serait que même ceux qui l’aiment tant ne peuvent éviter de se questionner sur un point. Il y a en effet une question que je pense que l’on est en droit de se poser - même ses admirateurs. Elle concerne ce style légèrement sentimental, cette touche de sensiblerie qui , bien qu’elle produise un certain malaise, n’en altère pas moins la valeur de l’œuvre.

Question : Comment expliquez-vous cette touche sentimentale ?

En général quand il y a sensiblerie, on trouve aussi une certaine quantité de brutalité. Goering, ce gros vieil homme, en était un excellent exemple. Il pouvait en effet sans scrupule envoyer trois cent personnes à la mort, et par ailleurs se mettre à pleurer si un de ses oiseaux mourait. Il était un exemple classique ! Une froide brutalité se cache très souvent derrière la sensiblerie. Si vous pensez aux personnages de Rivière et du Sheikh dans les livres de Saint-Exupéry, vous voyez cette brutalité glacée typiquement masculine à l’œuvre.

Quand nous aurons interprété Le petit Prince, nous exposerons des cas cliniques où ce problème de l’Ombre du puer aeternus apparaîtra clairement. En effet, on trouve habituellement quelque part à l’arrière-plan un homme très froid et brutal, qui compense l’attitude trop irréaliste du conscient et que le puer aeternus ne peut assimiler, ou alors seulement involontairement. Par exemple, dans le type Don Juan, cette froide brutalité apparaît chaque fois qu’il quitte une femme conquise. Une fois que ses sentiments l’ont quitté, apparaît alors une brutalité glaciale dont les émotions humaines semblent absentes, et tout l’enthousiasme sentimental est reporté sur une autre femme. De même, cette brutalité, ou cette attitude froidement réaliste, apparaît souvent aussi dans les questions d’argent. Comme il ne veut pas s’adapter socialement, ou s’engager dans un travail régulier, mais doit obtenir de l’argent d’une manière ou d’une autre, le puer aeternus atteint généralement son objectif derrière son propre dos, avec sa main gauche pour ainsi dire. Il obtient de l’argent Dieu sait où, et de manière plutôt mesquine. Si vous touchez à ce problème de l’Ombre inconsciente, vous vous heurtez à un complexe - à une réaction émotionnelle.

Remarque : Nombre des aspects que vous attribuez au puer aeternus pourraient être aussi attribués au psychopathe. Quelle distinction faites-vous entre les deux ?

Il y a une nette différence ! Mais je ne dirais pas que la description faite plus haut est typique du psychopathe. Par exemple, un cas dont je parlerai plus tard, un borderline schizoïde, est une autre variété. De par mon expérience, j’associe au problème du puer aeternus, une attitude par ailleurs psychopathe, schizoïde, hystérique ou légèrement névrosée, cela dépend du cas et de la forme additionnelle que prend le problème.

Imaginons que quelqu’un ait un problème religieux. Il s’agit d’un problème en soi, mais, en plus la personne peut y réagir soit de manière psychopathique, ou schizoïde ou hystérique. Le même phénomène s’applique au problème de l’homosexualité, qui peut se combiner ou non avec d’autres traits névrotiques, et qui peut être plus ou moins fortement lié au problème du temps. Il me semble que c’est un problème qui prend de plus en plus d’ampleur. Jung avait une idée très intéressante à ce sujet. Il disait qu’il s’agissait peut-être là d’une compensation inconsciente à la surpopulation, à savoir que la Nature mettait en avant cette tendance de manière à compenser la surpopulation - de telle sorte qu’un certain nombre de personnes s’abstiennent de produire des enfants. Il se pourrait éventuellement que la nature utilise une telle ruse car la surpopulation est actuellement notre plus grand problème. A des époques plus reculées, il n’y avait pas de statistiques, il est donc difficile de prouver quoi que ce soit avec des statistiques ici. Nous savons seulement que l’homosexualité est terriblement répandue. Mon père qui était officier dans l’armée régulière autrichienne et qui parlait ouvertement de ces choses-là, disait qu’à son époque ce n’était pas un problème dans l’armée et qu’il y avait très peu de cas, alors que maintenant, comme vous le savez, particulièrement chez les pilotes d’avion, c’est un vrai problème , très généralisé.

Remarque : Aux Etats-Unis nous constatons qu’environ deux tiers de tous les jeunes patients sont homosexuels, en ce qui concerne mon expérience en tout cas.

Les statistiques elles-mêmes sont très difficiles à utiliser. Par exemple, les freudiens voient de l’homosexualité latente partout et incluraient parmi les homosexuels latents ou semi-homosexuels beaucoup de cas que je n’inclurais pas dans cette catégorie. Aussi, dans mon expérience, une large proportion de ce qui semble être de l’homosexualité chez les femmes est plutôt une histoire mère-fille. De telles femmes personnifient le mythe de Kore la déesse-mère, le mythe Demeter-Perséphone, et si vous les suivez dans leurs fantasmes vous découvrez habituellement que l’une d’elle cherche la renaissance à travers l’autre. Ce n’est pas tant une histoire de lesbiennes à proprement parler, car si vous demandez à une femme qui fait un transfert sur une autre femme de donner libre cours à sa fantaisie sur ce qu’elle voudrait qu’il arrive, il apparaît le plus souvent un étrange fantasme de renaissance, une renaissance à travers l’autre femme, à cause d’un extrême infantilisme. Par exemple dans le cas cité par Marguerite Sechehaye dans son livre la réalisation symbolique ( « symbolic realization ») que certains d’entre vous ont peut-être lu, la patiente, Renée, présente un terrible attachement à l’analyste Sechehaye, et le transfert prend une forme qu’un freudien qualifierait de lesbienne. Mais si vous y regardez de plus près, il s’agit d’une relation mère-fille, d’une histoire de renaissance. Les statistiques ne donnent donc pas une image très fiable car celle-ci dépend de la manière dont celui qui les réalise classifie les données et s’il intègre comme homosexuel tel ou tel cas.

En général, nous pourrions simplement dire que l’homosexualité et le problème du puer aeternus sont de plus en plus fréquents et qu’à mon avis cela a à voir avec certains problèmes religieux de notre époque. Je ne veux pas anticiper ici mais je préférerais prendre le matériel d’un cas typique et découvrir quel est le fond du problème.

Remarque : Cela semble être le même concept que rencontra Strakker à la suite de la deuxième guerre mondiale, en ce qui concerne l’armée américaine, où le complexe maternel résultait dans une inaptitude à fonctionner de manière appropriée pendant le service militaire. Des centaines de milliers de jeunes hommes durent être réformés car ils ne pouvaient pas s’adapter aux exigences. Ils étaient tous des « fils à Maman ».

Oui, on a officiellement demandé à l’Institut Jung, si nous pouvions envoyer quelqu’un pour faire quelque chose à propos du fait que la plupart des pilotes d’avion ne veulent plus voler une fois qu’ils ont atteint l’âge de trente ans. C’est un problème important, car cela prend un temps considérable pour former un très bon pilote. On pourrait dire que c’est juste au moment où ils ont atteint la trentaine, qu’ils sont devenus vraiment bons et expérimentés qu’alors survient généralement une crise. Ils manifestent soudain des peurs névrotiques, ou encore ne veulent plus continuer à voler et souhaitent abandonner. Et s’ils sont forcés de continuer, ils s’écrasent, en conséquence de leurs résistances. Le problème a atteint de telles proportions qu’ils ont même pensé demander l’assistance de psychologues et souhaité savoir si nous pouvions faire quelque chose à ce sujet ! Les Suisses ont le même problème. Swissair ne peut obtenir suffisamment de pilotes et ils emploient actuellement plus d’étrangers que de suisses, non qu’il n’y ait pas suffisamment de candidats - il y en a en fait beaucoup - mais que les tests très stricts démontrent que quarante à cinquante pour cent des jeunes gens qui veulent devenir pilotes ont des personnalités névrosées associées à un complexe-maternel qu’il serait dangereux d’employer. Etant donné qu’ils envisagent de voler à cause de leur condition névrotique, ils ne seraient pas fiables ou alors ils arrêteraient de voler assez rapidement. Par conséquent les Suisses font des évaluations approfondies et refusent de tels candidats, mais ils n’ont dès lors pas suffisamment de pilotes. S’ils engageaient ces hommes, ils auraient le même problème que les Américains, c’est-à-dire que ces pilotes travailleraient jusque trente ans puis partiraient, juste au moment où tout l’argent et le temps investi dans leur formation aura été dépensé. C’est donc un vrai problème de notre temps, qui aboutit directement à des questions très pratiques.

Je connais quelqu’un qui fait passer les tests aux pilotes suisses, et nous avons convenu qu’il essayerait de faire un test d’association de mots qui intégrerait le matériel du puer aeternus afin de découvrir comment la réaction complexuelle s’y manifeste, mais malheureusement cela ne s’est pas encore fait. Je serai peut-être en mesure de vous en parler dans quelques années. Peut-être aborderons-nous le problème des pilotes de cette manière-là, bien qu’il me semble que le tableau soit assez clair, à savoir que le complexe maternel amène ces hommes à choisir un travail symbolique - ils veulent rester dans les airs et ne pas toucher le sol. C’est cette impulsion symbolique qui fait apparaître toutes ces difficultés. En fait les Américains devraient se réjouir que leurs pilotes souhaitent arrêter de voler à trente ans. Cela montre qu’à cet âge beaucoup de ces hommes se retirent de l’attitude puer aeternus ; bien que ce soit mauvais pour l’armée, c’est par ailleurs bon signe. Je n’accepterais jamais le travail qui consisterait à tenter de persuader ces hommes de continuer à voler, parce que leur refus de voler pourrait être un symptôme de bonne santé. Si quelqu’un pouvait me donner des informations vraiment utiles sur ce point, j’aimerais savoir ce que les Russes font à ce sujet, comment ça se passe chez eux. Je n’en ai aucune idée.

Remarque : Les astronautes que nous entraînons aux Etats-Unis ont tous près de quarante ans, mais les astronautes que les Russes forment sont au moins cinq et probablement dix ans plus jeunes, je suppose qu’ils doivent commencer leur entraînement plus tôt et de manière plus intensive que nous, de la même manière qu’ils font la plupart des choses plus intensément.

Oui. Je ne sais pas en général comment cela se passe dans leur pays. Ce serait intéressant de savoir.

On m’a demandé de dire un mot sur le problème du puer aeternus dans l’animus de la femme.

Boticelli Sandro
Naissance de Vénus

Je ne dispose d’aucun matériel là-dessus si ce n’est quelques rêves isolés ; je n’ai pas de matériel structuré. J’avais pensé que ce serait quelque chose dont nous pourrions parler un jour, mais la question est de savoir si vous voulez que nous en parlions maintenant ou si bien nous approfondissons d’abord la psychologie masculine.

C’est juste une question de savoir si c’est maintenant ou plus tard. [ On vote en faveur de la poursuite du problème masculin d’abord]. Je dois dire que je pense que nous en retirerons plus si nous approfondissons notre sujet actuel, et l’autre problème n’en deviendra alors que plus convaincant quand nous l’aborderons.

Je peux dire en quelques mots que, dans sa structure fondamentale, le problème n’est pas différent. Il s’agit du même problème mais à un niveau plus profond. On pourrait dire que chez une femme l’animus anticipe toujours ce qu’elle doit faire plus tard dans la réalité. Ainsi si vous trouvez ce problème du puer aeternus qui doit descendre sur terre, c’est ce que la pensée de la femme doit faire plus tard : il existe seulement un léger décalage.

Le problème du puer aeternus est naturellement toujours lié au problème de la créativité, lequel est central dans la psychologie de la femme. Si elle a un animus du type puer aeternus, elle a généralement un problème avec sa créativité, et le traitement pour les femmes est malheureusement exactement le même que pour les hommes : c’est aussi le travail.

Quand vous dites cela incluez-vous aussi le fait d’avoir des enfants ?

Oui, c’est parfois la fin d’un problème du type puer aeternus. Je me rappelle le cas d’une femme qui ne voulait pas avoir d’enfants.

Mais elle rêvait continuellement de personnages représentant un animus de type puer et de la Nature qui l’attachait à la terre : les rêves l’incitaient à avoir des enfants. On voit que cela pourrait être une des nombreuses façons par lesquelles une femme redescend sur terre et s’engage fermement dans quelque chose ; elle ne peut plus jouer ici ou là. Cela s’applique surtout aux femmes du type hetaïra (prostituée dans la Grèce antique). Ces femmes ont de nombreuses d’aventures avec beaucoup d’hommes et ne veulent pas qu’on leur « mette le grappin dessus ». Un enfant rend la relation plus déterminée. C’est une des formes que cela peut prendre chez les femmes. Avoir des enfants est un lourd travail - très régulier et ennuyeux parfois.

Nous allons nous attacher maintenant à l’interprétation du Petit Prince, et vous allez voir que l’histoire se divise en parties clairement définies. Elle commence par une introduction racontée par Saint-Exupéry à la première personne, comme un extrait autobiographique, après quoi on trouve l’histoire du prince de la petite étoile. La partie autobiographique commence :

Lorsque j’avais six ans j’ai vu, une fois, une magnifique image, dans un livre sur la Forêt Vierge qui s’appelait « Histoires Vécues ». Ca représentait un serpent boa qui avalait un fauve. Voilà la copie du dessin.

On disait dans le livre : « Les serpents boas avalent leur proie tout entière, sans la mâcher. Ensuite ils ne peuvent plus bouger et ils dorment pendant les six mois de leur digestion ».

J’ai alors beaucoup réfléchi sur les aventures de la jungle et, à mon tour, j’ai réussi, avec un crayon de couleur, à tracer mon premier dessin. Mon dessin numéro 1. Il était comme ça :

J’ai montré mon chef d’oeuvre aux grandes personnes et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur. Elles m’ont répondu : « Pourquoi un chapeau ferait-il peur ? » Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J’ai alors dessiné l’intérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre. Elles ont toujours besoin d’explications. Mon dessin numéro 2 était comme ça :

Les grandes personnes m’ont conseillé de laisser de côté les dessins de serpents boas ouverts ou fermés, et de m’intéresser plutôt à la géographie, à l’histoire, au calcul et à la grammaire. C’est ainsi que j’ai abandonné, à l’âge de six ans, une magnifique carrière de peinture. J’avais été découragé par l’insuccès de mon dessin numéro 1 et de mon dessin numéro 2. Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours leur donner des explications. J’ai donc dû choisir un autre métier et j’ai appris à piloter des avions. J’ai volé un peu partout dans le monde. Et la géographie, c’est exact, m’a beaucoup servi. Je savais reconnaître, du premier coup d’oeil, la Chine de l’Arizona. C’est utile, si l’on est égaré pendant la nuit. Quand j’en rencontrais une qui me paraissait un peu lucide, je faisait l’expérience sur elle de mon dessin no.1 que j’ai toujours conservé. Je voulais savoir si elle était vraiment compréhensive. Mais toujours elle me répondait : « C’est un chapeau. » Alors je ne lui parlais ni de serpents boas, ni de forêts vierges, ni d’étoiles. Je me mettais à sa portée. Je lui parlais de bridge, de golf, de politique et de cravates. Et la grande personne était bien contente de connaître un homme aussi raisonnable.

J’ai ainsi vécu seul, sans personne avec qui parler véritablement, jusqu’à une panne dans le désert du Sahara, il y a six ans. Quelque chose s’était cassé dans mon moteur, Et comme je n’avais avec moi ni mécanicien, ni passagers, je me préparai à essayer de réussir, tout seul, une réparation difficile. C’était pour moi une question de vie ou de mort. J’avais à peine de l’eau à boire pour huit jours.

Le premier soir je me suis donc endormi sur le sable à mille milles de toute terre habitée. J’étais bien plus isolé qu’un naufragé sur un radeau au milieu de l’océan. Alors vous imaginez ma surprise, au lever du jour, quand une drôle de petite voix m’a réveillé. Elle disait :

  • S’il vous plaît... dessine-moi un mouton !
  • Hein !

Là il rencontre le Petit Prince. J’aimerais maintenant vous demander ce que vous concluez de cette première partie. Tout le problème s’y trouve résumé.

Remarque : on y voit un manque d’intérêt pour les préoccupations des adultes et par contre plus pour les fantaisies de l’enfance.

Oui. On voit ici qu’il n’est jamais vraiment entré dans le monde des adultes. Il parle de sa vanité, de sa bêtise et de son insignifiance. Il y a la discussion au sujet du bridge, de la politique et des cravates, c’est vrai, mais ça c’est un certain monde d’adulte que l’on rejette avec raison - c’est la vacuité de la persona. Mais il omet d’autres aspects de la vie adulte également. Vous sentez au ton émotionnel de cette première partie qu’il a envie de dire que l’enfance est le monde de l’imaginaire, le monde artistique, et qu’il s’agit là de la vie authentique. A côté de cela, tout le reste n’est que manifestation d’une persona vide qui court après l’argent, qui se donne une image de prestige aux yeux des autres, qui a perdu sa vraie nature pour ainsi dire. C’est comme ça qu’il perçoit la vie adulte, car il n’a pas trouvé de pont par lequel il pourrait emmener ce que nous appellerions la vie authentique dans la vie adulte. C’est là le problème majeur, je pense, résumé ici : comment s’extraire de ce monde imaginaire de la jeunesse sans en perdre ses richesses ? Comment grandir sans perdre le sentiment de totalité, le sentiment de créativité et celui de sentir vraiment vivant que l’on avait dans sa jeunesse ?

On pourrait dire de manière cynique que l’on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre - quelque chose doit être sacrifié- mais mon expérience me fait penser que ce n’est pas tout à fait correct. C’est légitime de ne pas vouloir abandonner l’autre monde. La question qui se pose est de savoir comment grandir sans le perdre. Le problème essentiel est d’arriver à mener quelqu’un hors du paradis de l’enfance et de la vie imaginaire, ce paradis dans lequel on est en contact très proche avec son authentique Soi profond à un niveau infantile, sans devenir alors complètement désillusionné et cynique.

Je me rappelle une fois avoir eu un analysant qui était un puer aeternus typique. Il voulait devenir écrivain, mais vivait dans un monde complètement imaginaire. Il était venu des Etats Unis avec un ami, et ils avaient décidé que l’ami ferait une analyse freudienne et que lui ferait une analyse jungienne et qu’après un an ils se retrouveraient et compareraient leurs notes. Ils allèrent dans des pays différents et lorsqu’ils se retrouvèrent comme prévu, le jeune homme qui avait fait une analyse freudienne dit qu’il avait résolu son problème, qu’il était guéri et qu’il rentrait chez lui. Tout allait bien, et il avait compris son attitude infantile vis-à-vis de la vie ; il avait abandonné son complexe maternel et ces autres inepties. Mon analysant lui demanda ce qu’il comptait faire, et l’autre répondit qu’il ne savait pas mais qu’il devait gagner de l’argent et se trouver une femme. Mon analysant dit qu’il n’était pas du tout guéri ; il ne savait toujours pas où aller. Il savait qu’il voulait devenir écrivain et avait commencé en ce sens, mais il ne savait pas où s’installer etc... Alors celui qui avait fait l’analyse freudienne dit : « en fait c’est étrange, ils ont chassé tous mes démons, mais avec eux se sont envolés aussi tous mes anges ! »

Vous voyez, c’est ça le problème ! On peut chasser les démons et les anges en disant que tout est infantile et participe du complexe maternel et, par une analyse complètement réductrice, ramener toute l’affaire à la sentimentalité de l’enfance qu’il faudrait sacrifier. J’ai quelque chose à répondre à cela. Cet homme était d’une certaine manière plus guéri que mon analysant, mais, d’un autre côté, il me semble qu’une telle désillusion pose la question de savoir si ça vaut encore la peine de vivre après cela. Est-ce que ça vaut la peine de gagner de l’argent tout le reste de sa vie pour se payer des plaisirs petits-bourgeois ? Cela ne me semble pas très satisfaisant. En tout cas, la tristesse avec laquelle l’homme qui était guéri faisait le constat qu’avec ses démons ses anges aussi avaient disparus, me fit sentir que lui-même ne se sentait pas tout à fait heureux de sa propre guérison. Il parlait sur le ton de la désillusion cynique, ce qui à mon avis n’est pas une guérison, mais un problème.

On ne doit pas oublier que l’atmosphère du milieu où Saint-Exupéry grandit était très désillusionnée et cynique et qu’il évoluait dans des cercles qui considéraient que la vie avait de la valeur quand on parlait de bridge et d’argent et d’autres sujets de ce genre. Par conséquent, et d’une certaine manière assez justement, il proteste contre cette attitude et s’accroche à sa vision de la vie intérieure artistique et totale, plein de ressentiment et de rébellion envers une telle vie adulte. On voit très bien de quelle manière et jusqu’à quel point, il se moque de manière subtile du monde des adultes. Mais en même temps il ne sait pas comment sortir du monde de l’enfance sans tomber dans la désillusion de ce qu’il considère comme les seules caractéristiques de la vie adulte. Si vous associez cela au symbolisme du dessin, cela devient même pire parce que le boa constrictor est une image évidente de la mère dévorante, et, dans un sens plus profond, de l’aspect dévorant de l’inconscient, étouffant la vie et empêchant l’être humain de se développer. C’est l’aspect dévorant et régressif de l’inconscient, la tendance à regarder en arrière, qui saisit la personne quand elle est dominée par l’inconscient. On pourrait même dire que le boa constrictor représente une attirance vers la mort.

L’animal avalé est un éléphant, nous devrions donc analyser son symbolisme. Comme l’éléphant ne fut connu dans les pays européens que dans l’Antiquité tardive, il n’existe pas beaucoup de matériel mythologique. Cependant, dès son apparition dans l’Antiquité, l’éléphant eut une importante signification. Quand Alexandre le Grand arriva en Inde il vit des éléphants, et ils furent ensuite amenés en Europe. Les Romains utilisèrent plus tard des éléphants de la même manière que l’on utilisait les tanks dans les guerres modernes. La lecture des écrits qui les concerne mène au constat qu’une énorme fantaisie mythologique a circulé autour de l’éléphant. On dit d’eux qu’ils sont « très chastes, qu’ils s’accouplent une seule fois dans leur vie et très secrètement juste pour avoir leur petit ». Par suite, d’après un texte médiéval, « ils sont une allégorie du mariage chaste. Comme la licorne, l’éléphant aime une vierge et ne pourra être dompté que par elle, un schéma qui s’apparente à l’incarnation du Christ. » On dit de l’éléphant qu’il représente la force d’âme invincible et qu’il est aussi une image du Christ.

« Dans l’antiquité, on pensait que les éléphants étaient des êtres terriblement ambitieux et que s’il ne leur était pas accordé l’honneur qui leur était dû ils pouvaient mourir de déception, tellement leur sentiment d’honneur était grand. Les serpents aiment boire le sang froid des éléphants ; ils rampent sous l’éléphant pour boire son sang, et soudain l’éléphant s’effondre, ce qui explique pourquoi quand un éléphant voit un serpent il se précipite sur lui et tente de le piétiner. Au Moyen-Age, l’éléphant était le symbole de l’homme généreux mais instable et de caractère maussade, car on disait de l’éléphant qu’il était un animal généreux, intelligent, et taciturne, mais quand il se mettait en colère il ne pouvait pas être apaisé par des plaisirs sensuels mais seulement par la musique. »

Ceci est extrait d ‘un livre très amusant, polyhistor symbolicus, écrit par un père Jésuite, Nikolaus Caussinus. Il raconte des histoires tellement drôles sur l’éléphant relatant ce que l’idiome antique en dit et en y ajoutant un peu de fantaisie médiévale. « Les éléphants se lavent très souvent », continue-t-il, « et utilisent des fleurs pour se parfumer. Ils représentent ainsi la purification, la chasteté et l’adoration pieuse de Dieu. » Ceci montre qu’il se passa la même chose pour les Européens que pour les Africains quand ils rencontrèrent l’éléphant pour la première fois : ils y projetèrent l’archétype du héros. En Afrique on considère que c’est un grand honneur si quelqu’un reçoit le titre de lion, qui est l’image de l’homme courageux, image typique du Chef. Pour l’éléphant, c’est l’archétype du Medicine Man, qui possède du courage mais aussi la sagesse et la connaissance secrète. Ainsi, dans leur hiérarchie, l’éléphant représente la personnalité qui a atteint l’individuation.

Assez bizarrement, les Européens ont automatiquement projeté la même chose sur l’éléphant et le prirent comme image du héros divin, l’image du Christ, d’une remarquable vertu, à l’exception de son humeur maussade et de sa tendance aux accès de colère. Ce qui est stupéfiant, c’est qu’il s’agissait de deux remarquables caractéristiques de Saint Exupéry. On pourrait donc dire que l’éléphant est l’image exacte de sa personnalité. Il était lui-même subtil, chaste - d’une certaine manière, dans le sens où il était sensible dans ses émotions - très ambitieux et très sensible à tout ce qui pouvait blesser son honneur. Il était constamment à la recherche d’une satisfaction religieuse - il ne croyait pas en Dieu car il ne L’avait pas trouvé - mais il était toujours en recherche. Il était généreux, intelligent, taciturne mais très irritable et sujet à de terribles humeurs et accès de colère. On a ainsi avec l’image de l’éléphant un étonnant auto-portrait, et on voit pratiquement tel quel le schéma de l’archétype qui apparaît chez un seul et même individu. On peut dire que l’éléphant est le modèle fantasmé du héros adulte, mais déjà ce modèle fantasmé - l’image, dans son âme, de ce qu’il voulait devenir - est ici ré-englouti par la mère dévorante, et ce premier dessin illustre toute la tragédie. Très souvent il arrive que les rêves de l’enfance anticipent le destin intérieur vingt ou trente ans à l’avance. Ce premier dessin montre que Saint-Exupéry avait en lui un aspect héroïque, vivant et constellé, et que cet aspect ne serait jamais vraiment dépassé mais serait ré-englouti par les tendances régressives de l’inconscient et, comme nous le savons par les événements ultérieurs, par la mort.

Le mythe de la mère dévorante devrait naturellement aussi être précisé en le comparant à sa propre mère, mais, comme elle est toujours en vie et, d’une certaine manière encore sur la scène publique, j’hésite à faire trop de commentaires à son sujet. J’ai récemment vu une photographie d’elle dans un journal qui montre comme elle peut, à côté d’autres traits de caractère, être un personnage très puissant. C’est une grande et vigoureuse femme qui, selon l’article, possède une énorme quantité d’énergie, s’intéresse à toutes sortes d’activités, essaye de dessiner, de peindre et d’écrire. C’est une personne très dynamique qui, malgré son grand âge, reste forte. Evidemment, il a du être très difficile pour un garçon sensible de s’extraire de l’influence d’une telle mère. On dit aussi qu’elle a toujours anticipé la mort de son fils. Plusieurs fois, elle crut qu’il était mort et, de manière très théâtrale porta un voile noir comme les femmes françaises ont l’habitude d’en porter quand elles perdent leur mari. Et c’est avec une certaine déception qu’elle dût se résoudre à l’enlever puisqu’il n’était pas encore mort. Ainsi le schéma de l’archétype que nous appelons la mère-de-mort était constellé dans sa psyché. Dans nos sociétés, ce phénomène de la mère-de-mort n’est pas ouvertement reconnu, mais j’eus le choc de ma vie quand je fis l’expérience suivante.

Je devais aller quelque part à un rendez-vous, et là-bas la propriétaire de la maison avait un fils puer aeternus qu’elle avait complètement dévoré. Il s’agissait de gens très simples. Ils avaient une boulangerie et le fils ne travaillait pas du tout mais flânait en vêtement de randonnée. C’était le Don Juan typique, très élégant qui sortait avec une nouvelle fille tous les quatre jours. J’appris tout cela par les bavardages des gens. Ce jeune homme partit un jour nager et emmena sa petite amie au Lac de Zürich, et dans la scène classique, halb zog sie ihn, halb sank er hin ( « half drew she him, half sank he down » : elle le tirait pour une part, et lui-même se noyait pour l’autre (?)) - comme Goethe aurait pu le dire - ils se noyèrent tous les deux. La fille fut sauvée, mais lorsqu’il fut retiré de l’eau il était déjà mort. Je lus cela dans le journal, mais lorsque je revins à cette maison, je rencontrai la mère, qui par ailleurs était veuve, et lui présentai mes condoléances. Je lui dis comme j’étais désolée d’avoir appris la nouvelle de ce terrible accident. Elle m’invita à l’intérieur et me fit entrer dans la salle de séjour dans laquelle se trouvait une gigantesque photographie du fils sur son lit de mort, entouré de fleurs placées comme sur la tombe d’un héros. Elle me fit remarquer : « regardez-le comme il est beau dans la mort. » j’acquiesçai, alors elle sourit et ajouta : « et bien, je préfère l’avoir ainsi que de l’abandonner à une autre femme. »

Remarque : En Californie, nous connaissons une femme de ce type là. Elle a environ 80 ans, et elle fabrique des gravures de la tête de son fils mort il y a environ 35 ans. Une plus vieille femme lui demanda pourquoi elle faisait continuellement quelque chose d’aussi morbide, et elle répondit avec les larmes qui lui coulaient sur les joues : « Vous savez, j’ai perdu un fils ! » Elle ne l’avait jamais laissé partir ; elle le reproduisait sans cesse.

Oui, elle fit de lui un culte religieux. Il devient alors le fils mort de la mythologie : Tammuz, Adonis, Attis ; il remplace l’image de Dieu. Il est aussi véritablement un Christ crucifié et elle la Vierge Marie qui pleure sous la croix. Et le grand bénéfice qui en est retiré, c’est que cela confère à la vie un sens de dimensions archétypales. On n’est plus juste Madame Machin qui a perdu un fils dans un accident, mais la Grande Mère, la Vierge Marie qui pleure au pied de la croix - et cela grandit la mère elle-même et donne à son chagrin une signification plus profonde. C’est l’aspect que prend la vie, si une mère s’oriente dans cette mauvaise direction. Je fus terriblement choquée par ce que cette femme me dit, puis je me rendis compte qu’avec sa naïveté, elle avait dit tout haut ce que beaucoup d’autres avaient pensé sans le dire. Comme elle était une femme simple, elle l’avait tout simplement exprimé : « c’était mieux ainsi que de l’abandonner à une autre femme. » Elle était sa femme ! Elle venait de dévoiler cela. Il me semble qu’il y a dû y avoir quelque chose de semblable avec la mère de Saint-Exupéry sinon pourquoi avait-elle tant besoin d’anticiper sa mort en portant un voile noir trop tôt, comme si elle savait depuis toujours que cela se terminerait ainsi. Il ne s’agissait probablement pas simplement de quelque chose qu’elle savait mais aussi qu’elle désirait. Nous pourrions plutôt en fait dire que ça le voulait en elle. Nous savons simplement que ce scénario impersonnel s’est immiscé également dans sa vie personnelle.

C’est intéressant que Saint-Exupéry dise qu’il a toujours avec lui ce dessin et qu’il « teste » les gens pour voir s’ils comprendront. On dirait qu’il n’était pas tout à fait résigné, comme si une part de lui gardait toujours l’espoir de trouver un jour quelqu’un qui le comprendrait. Si seulement il avait pu rencontrer quelqu’un qui l’aurait interpellé sur ce qu’il dessinait, qui lui aurait parlé du danger qui se cachait derrière ce dessin et de sa signification ! Il désirait être compris mais il ne le fut pas. On peut faire l’hypothèse que s’il avait été en contact - mais ceci est affreusement optimiste - mais s’il avait été en contact avec la psychologie, quelque chose aurait pu être entrepris pour travailler ce problème, car il n’était pas loin de trouver la solution lui-même. Mais malheureusement, il vécut dans ce genre de culture française très superficielle où il n’y a absolument aucune réflexion psychologique. Et dans une telle atmosphère, il très difficile de s’approcher de l’inconscient. La culture française moderne, pour différentes raisons locales et nationales, est particulièrement coupée de son inconscient. Ceci explique que Saint-Exupéry ne rencontra probablement jamais personne qui ait pu l’aider à comprendre ce qui lui arrivait.

L’histoire se tourne ensuite vers le Petit Prince. Je vous ai déjà lu la partie où Saint-Exupéry s’écrase dans le Sahara, contexte où la rencontre avec ce petit personnage se fait. Je continue maintenant le texte. La voix dit :

-Dessine-moi un mouton...

J’ai sauté sur mes pieds comme si j’avais été frappé par la foudre. J’ai bien frotté mes yeux. J’ai bien regardé. Et j’ai vu un petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait gravement. Voilà le meilleur portrait que, plus tard, j’ai réussi à faire de lui. (A propos, il le dessina comme un petit Napoléon, ce qui est une drôle d’idée et typiquement français.) Mais mon dessin, bien sûr, est beaucoup moins ravissant que le modèle. Ce n’est pas de ma faute. J’avais été découragé dans ma carrière de peintre par les grandes personnes... (et le revoilà qui reprend le même vieux refrain).

Je regardai donc cette apparition avec des yeux tout ronds d’étonnement. N’oubliez pas que je me trouvais à mille milles de toute région habitée. Or mon petit bonhomme ne me semblait ni égaré, ni mort de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur.

Il n’avait en rien l’apparence d’un enfant perdu au milieu du désert, à mille milles de toute région habitée. Quand je réussis enfin à parler, je lui dis :

  • Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Et il me répéta alors, tout doucement, comme une chose très sérieuse :

  • S’il vous plaît... dessine-moi un mouton...

Quand le mystère est trop impressionnant, on n’ose pas désobéir. Aussi absurde que cela me semblaît à mille milles de tous les endroits habités et en danger de mort, je sortis de ma poche une feuille de papier et un stylographe. Mais je me rappelai alors que j’avais surtout étudié la géographie, l’histoire, le calcul et la grammaire et je dis au petit bonhomme (avec un peu de mauvaise humeur) que je ne savais pas dessiner. Il me répondit :

  • Ca ne fait rien. Dessine-moi un mouton.

Comme je n’avais jamais dessiné un mouton je refis, pour , un des deux seuls dessins dont j’étais capable. Celui du boa fermé son dessin n° 1. ET je fus stupéfait d’entendre le petit bonhomme me répondre :

  • Non ! Non ! Je ne veux pas d’un éléphant dans un boa. Un boa c’est très dangereux, et un éléphant c’est très encombrant. Chez moi c’est tout petit. J’ai besoin d’un mouton. Dessine-moi un mouton.

Alors j’ai dessiné.

Il regarda attentivement, puis :

  • Non ! Celui-là est déjà très malade. Fais-en un autre.

Je dessinai :

Mon ami sourit gentiment, avec indulgence :

  • Tu vois bien... ce n’est pas un mouton, c’est un bélier. Il a des cornes... Je refis donc encore mon dessin : Mais il fut refusé, comme les précédents :

  • Celui-là est trop vieux. Je veux un mouton qui vive longtemps.

Alors, faute de patience, comme j’avais hâte de commencer le démontage de mon moteur, je griffonnai ce dessin-ci.

Et je lançai :

  • Ca c’est la caisse. le mouton que tu veux est dedans.

Mais je fus bien surpris de voir s’illuminer le visage de mon jeune juge :

-C’est tout à fait comme ça que je le voulais ! Crois-tu qu’il faille beaucoup d’herbe à ce mouton ?

  • Pourquoi ?
  • Parce que chez moi c’est tout petit...
  • Ca suffira sûrement. Je t’ai donné un tout petit mouton.

Il pencha la tête vers le dessin :

  • Pas si petit que ça... Tiens ! Il s’est endormi...

ET c’est ainsi que je fis la connaissance du petit prince.

Ensuite Saint-Exupéry raconte qu’il lui fallut un certain temps pour découvrir d’où il venait parce qu’il posait toujours des questions et ne répondait pas aux siennes. Lentement, il découvre que le petit homme vient des étoiles et qu’il vit sur une très petite planète.

La rencontre miraculeuse dans le désert est d’une certaine manière liée à la vie personnelle de Saint-Exupéry, car il eut un jour un accident d’avion dans le désert du Sahara. Il n’était pas seul lors de cet incident, comme il l’est dans son livre, mais avec son mécanicien, Prevost. ils avaient dû marcher sans fin, au bord de la déshydratation fatale. Ils avaient déjà fait l’expérience d’hallucinations et de mirages et se trouvaient pratiquement sur le point de mourir quand un Arabe les trouva et leur donna de l’eau de sa gourde. Plus tard, ils furent sauvés, mais ils passèrent très près de la mort. Naturellement on constate qu’il utilise ce souvenir ici dans l’histoire, mais il le modifie de manière typique : c’est-à-dire que son ombre, en l’occurrence le mécanicien, ne l’accompagne pas et il n’est pour le moment pas sauvé. Mais un événement surnaturel survient. Vous voyez ici de quelle manière la fantaisie archétypale s’immisce dans la mémoire de la vie réelle : une situation insoluble et désespérée est le moment initiatique où des êtres surnaturels font leur apparition. C’est le cas dans tous les contes de fées, comme vous le savez. Dans de nombreux de contes, on trouve l’histoire d’un homme qui se perd dans les bois et qui rencontre alors un nain, etc... Il est courant que lorsque quelqu’un se perd dans les bois ou sur la mer, quelque chose de numineux fasse son apparition. Il s’agit d’une situation psychologique typique où la personnalité consciente atteint les limites de son raisonnement et ne sait plus comment poursuivre. On se sent complètement désorienté, sans but ni perspective dans la vie. Dans ces moments, l’énergie, bloquée dans son écoulement naturel vers la vie, s’accumule et constelle généralement quelque chose d’inconscient, ce qui explique pourquoi c’est le moment propice pour que surviennent des apparitions surnaturelles telles que nous en avons ici.

Il arrive souvent, même dans des situations très concrètes, que des gens aient des sortes d’hallucinations si leur conflit et leur ressenti de blocage dépassent un certain seuil d’intensité. Dans une moindre mesure, la vie onirique est fortement activée et les gens sont comme forcés de l’écouter, et on a alors des apparitions dans les rêves. Généralement, cela survient quand l’ancien mode de vie est rompu. Quand il eut cet accident avec son mécanicien, Saint-Exupéry était déjà dans la crise de sa vie. Il avait la trentaine, n’était plus heureux de voler, mais ne pouvait se tourner vers aucune autre occupation. Il présentait déjà ces périodes d’irritabilité et de nervosité, mais il les dépassa en reprenant un nouveau travail de pilote. Au départ, voler avait été pour lui une véritable vocation, mais petit à petit cela devint une fuite face à la nouveauté à laquelle il ne savait pas comment s’adapter. Très souvent, on choisit une activité dans sa vie qui, à ce moment précis, est tout à fait adéquate et ne pourrait être considérée comme une fuite de la vie. Mais soudain « le flot de la vie » se retire de cette activité et, lentement, on sent que la libido cherche alors à se réorienter vers un autre but. On persévère dans l’ancienne activité parce que l’on ne peut la remplacer par une nouvelle. C’est dans de telles situations que le maintien dans l’ancienne activité signifie la régression ou la fuite - une fuite devant son propre ressenti intérieur qui dit que l’on devrait se tourner vers autre chose. On se maintient dans le statu quo parce qu’on ne sait pas comment changer de direction ou parce qu’on en n’a pas la volonté. Quand Saint-Exupéry eut son accident d’avion, il était déjà en train d’entrer dans la crise de sa vie d’aviateur et l’apparition dont il est ici témoin illustre cette interprétation.

Il y a un parallèle frappant à faire entre l’épisode de la rencontre du prince des étoiles et une histoire tirée de la tradition islamique. Je pense qu’il est même probable que, ayant vécu si longtemps dans le Sahara et noué des liens d’amitié avec plusieurs Bédouins, Saint-Exupéry ait pu avoir entendu parler de cette histoire. Dans le 18ème Sourate du Coran, on raconte l’histoire très connue, que Jung a d’ailleurs interprété en détail, de Moïse et de son serviteur Joseph, le fils de Nun, dans le désert. Celui-ci transporte un panier dans lequel se trouve un poisson pour leur repas. A un moment, le poisson disparaît, et Moïse annonce qu’ils vont s’arrêter car quelque chose va se passer. C’est à cet instant qu’apparaît soudain Khidr. (Khidr veut dire « le verdoyant). On dit de lui qu’il est le premier ange ou le premier serviteur d’Allah. Il est une sorte de compagnon immortel qui se joint alors à Moïse un certain temps tout en lui disant qu’il (Moïse) ne sera pas capable de supporter sa présence et qu’il doutera de ses gestes. Moïse lui assure qu’il aura suffisamment confiance, mais il échouera misérablement.

La plupart d’entre vous connaissent l’histoire : Khidr arrive tout d’abord dans un petit village où il y a des bateaux amarrés et fore dans chacun d’eux un trou de telle sorte qu’ils coulent tous. Moïse proteste et demande à Khidr comment il a pu faire une chose pareille. Khidr rappelle à Moïse qu’il avait prédit son incompréhension. Mais il explique alors que des voleurs étaient sur le point de voler ces bateaux et qu’en occasionnant cette petite calamité, les pêcheurs les avaient conservés au prix d’une simple réparation, sans quoi ils les auraient perdus. Ainsi Khidr leur rendait en fait un service mais Moïse, naturellement trop naïf, n’avait pas compris.

Alors à nouveau Moïse promet qu’il ne le mettra plus en doute et n’aura plus de réactions rationnelles. Ils rencontrent ensuite un jeune homme que Khidr tue. A nouveau Moïse explose et demande ce qui lui prend de faire une chose pareille. Khidr, le sourire aux lèvres, répète qu’il avait prédit son incapacité à le supporter. Il explique alors que le jeune homme était sur le point d’assassiner ses parents et qu’il était préférable pour lui de mourir avant qu’il ne devienne un criminel et de sauver ainsi son âme. Cette fois Moïse est vraiment décidé à accepter l’explication, mais le même scénario se reproduit encore pour la troisième fois lorsque Khidr provoque l’effondrement d’un mur, dévoilant le trésor caché qui appartenait à deux orphelins. Alors que Moïse se révolte à nouveau, Khidr doit cette fois le quitter.

L’histoire illustre l’incompatibilité du moi rationnel conscient avec l’image du Soi et ses intentions. Le moi rationnel avec son raisonnement bien intentionné se trompe complètement lorsqu’il est en relation avec sa personnalité intérieure plus large représentée par Khidr. Et, bien évidemment, cette histoire célèbre cherche à enseigner aux gens qu’ils devraient pouvoir mettre en doute leur attitude consciente et toujours s’attendre à ce que quelque chose de miraculeux survienne en provenance de l’inconscient. La même situation se présente dans notre récit du Petit Prince.

En effet, un événement totalement à l’opposé de la pensée consciente de Saint-Exupéry survient alors. Il se dit rationnellement qu’il veut réparer le moteur de son vieil avion sans perdre de temps et sauver sa peau. Il n’a pas l’intention de jouer à des jeux d’enfant avec le petit prince des étoiles. Par ailleurs, il est très significatif que le petit prince des étoiles soit le seul qui comprenne du premier coup le dessin. Alors que Saint-Exupéry devrait être très heureux de rencontrer l’autre face de lui-même, cette face qui le comprend vraiment, le premier compagnon qui appartienne véritablement à son monde, il s’impatiente plutôt et considère tout cela comme un désagrément alors qu’il lui faut réparer son moteur. Et c’est alors que survient un événement tout à fait classique, à savoir un geste d’impatience. Ca c’est typique du puer aeternus ! Quand il doit prendre quelque chose au sérieux, que ça soit dans le monde extérieur ou intérieur, il fait quelques tentatives peu convaincantes puis abandonne avec impatience.

Mon expérience me fait dire que, lorsque vous analysez un homme de ce type, il n’est pas crucial de savoir s’il faut le forcer à prendre sérieusement le monde intérieur ou extérieur ; ça n’est vraiment pas important, quoique peut-être cela dépend du type. Ce qui l’est par contre, c’est qu’il devrait faire émerger quelque chose. Si c’est une analyse, alors analysez sérieusement, prenez les rêves au sérieux, vivez en fonction d’eux, ou, si vous vous engagez dans un travail, alors travaillez et vivez vraiment la vie extérieure. L’important c’est de faire quelque chose à fond, quelle que soit la chose. Mais le grand danger, le problème névrotique, c’est que le puer aeternus, ou l’homme pris dans ce genre de problème tend à faire ce que Saint-Exupéry fait ici : mettre le problème dans une boîte et fermer le couvercle dessus dans un geste de soudaine impatience. C’est pourquoi ce genre de personnes vous disent soudainement qu’ils ont un autre projet, que ce n’était pas ce qu’ils cherchaient. Et ils se comportent toujours comme ça au moment où les choses commencent à devenir difficiles. Ce sont ces constantes interruptions qui sont dangereuses, pas ce qu’ils font. Ici, malheureusement, Saint-Exupéry interrompt à ce moment crucial.

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